Chapitre XIV
Plus tard seulement, Dam apprit par Satanique au regard fou que son récent passage à travers le four para-ion lui avait fait franchir trois stades à la fois du programme d’entraînement. Il était maintenant séparé de son premier peloton de recrues et mis au travail avec un groupe plus avancé dont faisait partie Satanique. Chez ceux-là, l’attitude à l’égard de l’entraînement était différente parce que l’assassinat sélectif des hommes physiquement ou psychologiquement incapables de résister à l’effort avait déjà réduit les survivants à un même type d’hommes, en pleine forme, durs et cultivés, en majorité d’anciens officiers coloniaux, farouchement unis dans leur intention de survivre quoi qu’on leur fasse endurer et de guetter constamment une occasion de s’évader.
Ce groupe avancé subissait maintenant un entrainement régulier dans des environnements gazeux et naturels, et au maniement, en état para-ion, des diverses armes lance-radiations. Dam s’intéressait particulièrement au travail en « atmosphère ouverte » dans lequel, après que la recrue eut acquis une identité-ion dans le paraformateur, l’entraînement avait lieu dans les terrains découverts de l’établissement, où les possibilités d’évasion étaient évidentes. Ce fut là, cependant, qu’il comprit avec quel soin était disposé le réseau de pièges qui les maintenaient en servitude.
Chaque fois qu’ils prenaient une identité-ion, un temps limite était programmé dans les modulateurs d’information de leur havresac ; avant l’expiration de ce temps, chacun devait repasser par le paraformateur pour le rétablissement de l’identité moléculaire normale. Si on laissait passer la limite, on était complètement détruit : quand le modulateur cessait de maintenir la carapace d’énergie qui maintenait l’état-ion. Il y en eut un dramatique exemple alors qu’ils travaillaient en identité para-phosphoreuse sur l’herbe humide d’un vaste terrain. Un de leurs camarades, un Terrien surnommé Venimeux, explosa soudain en un feu phosphorique qui le consuma entièrement. L’horreur de ses hurlements quand il retrouva une partie de son identité normale alors qu’il flambait leur rappela durement que leur existence à tous ne tenait qu’à un précaire équilibre sur le fil d’un rasoir.
Absolue assista à la mort atroce de cet homme avec un calme qui persuada Dam qu’elle en était responsable. Sa seule réaction fut un peu de mépris critique. Dam jeta un coup d’œil à Satanique et fut surpris de constater, une fois le choc initial surmonté, que son visage de forcené se détendait, pour prendre une expression de méditation songeuse plutôt que de colère, d’horreur ou de toute autre émotion à laquelle on aurait pu s’attendre. Pour sa part, Dam avait hâte de retrouver son entité moléculaire normale car il avait grande envie de vomir.
D’après cet incident et d’autres du même ordre, Dam put déduire bien des choses du programme, en particulier le but des premiers exercices destinés à inciter une acceptation délibérée de la douleur. La transition para-ion était une expérience apparemment faite pour stimuler tous les nerfs et une exposition répétée à cette torture développait une résistance conditionnée à l’épreuve qui, par moments, devenait insurmontable par la seule force de la volonté. Même les plus entraînés atteignaient parfois un degré d’hystérie où ils étaient littéralement incapables de forcer leurs jambes à les porter dans le paraformateur. Les peines étaient si terribles pour le moindre retard dans la transition durant le temps autorisé que le groupe s’entraidait par la force pure s’il le fallait ; cela avait engendré une dépendance mutuelle et une camaraderie qui ne cessait de se renforcer à mesure que les conditions d’entraînement devenaient plus dures.
Ce fut après la mort de leur compagnon par le feu phosphorique, alors que la nausée le révulsait, que Dam découvrit que ses jambes ne voulaient plus lui obéir. Satanique le poussa de force dans le paraformateur et ce fut encore lui qui saisit les épaules de Dam secouées par les haut-le-cœur, une fois la transition achevée, et qui l’éloigna de l’attention malveillante d'absolue.
« Tiens le coup, Amant. Ça peut arriver à tout le monde. »
Dam secoua faiblement la tête.
« C’est ce type carbonisé au phosphore que j’ai dû mal encaisser.
— Je te comprends, mais il y a une autre manière de voir ça. Statistiquement, ça pourrait nous être favorable.
— Allons donc ! Comment ?
— La majorité des recrues est surtout faite de coloniaux, avec très peu de Terriens. A cause des pertes continuelles pendant l’entraînement, le pourcentage de ceux qui arrivent à le suivre jusqu’au bout est presque exclusivement composé de coloniaux.
— Je ne m’en étais pas rendu compte.
— Il y a un fait encore plus curieux. Si nous parlons pourcentages, non seulement le recrutement de Terriens est plus faible mais leurs pertes sont considérablement plus élevées. Parfois, je serais prêt à jurer que cette garce d’Absolue les tue délibérément.
— Ça n’a pas de sens ! »
Le regard fou de Satanique devint plus fiévreux que jamais.
« Je sais. Mais un jour, l’organisation commettra une petite erreur, et ce jour-là, elle va se retrouver avec un corps d’armée colonial plein de haine et d’amertume, possédant la capacité para-ion, au beau milieu d’elle.
— Tu crois l’organisation capable de commettre une erreur ?
— Les choses évoluent. Le bruit court qu’elle a perdu beaucoup de combattants para-ion en mission. C’est pourquoi l’entraînement a été accéléré. De plus, une nouvelle technique commencerait à entrer en action. La nature humaine étant ce qu’elle est, quelqu’un, dans le tas, doit fatalement commettre une erreur une fois la routine habituelle rompue. Guette-la, Amant. J’ai dans l’idée que le temps travaille pour nous. »
Le lendemain, ils firent connaissance avec la notion de « transitif » dans le travail para-ion ; la manière dont elle leur fut présentée fut remarquable par son effet dramatique et fournit à Absolue un prétexte pour donner libre cours à certains traits vicieux de son caractère. Comme toujours, quand elle se sentait d’humeur sadique, elle choisit de se concentrer sur Dam. Pour une raison qui ne lui avait pas été expliquée, il n’était pas vêtu ce matin-là de sa fine cotte de mailles habituelle mais d’une autre plus grossière et plus raide, qui le gênait et ralentissait considérablement ses mouvements. Avec perversité, Absolue avait opté pour des exercices complexes comportant l’escalade et le saut entre de hautes tours de béton, en insistant sur les avantages de l’état para-ion qui réduisait le poids tout en laissant intacte la puissance musculaire normale.
Vêtu de sa combinaison encombrante, Dam exécuta mal ces exercices dès le début. Sa performance ne fut pas améliorée par les critiques acerbes d’Absolue aboyant sur ses talons. Physiquement épuisé par la lutte injuste et agacé au-delà de toute endurance, Dam finit par protester. Elle se retourna instantanément sur lui, une expression de défi incrédule et amusée sur son visage.
« J’espère que tu ne te plains pas, Amant ! Après tout ce que j’ai fait pour toi !
— Ça vous amuse, vos petits jeux, hein ? En quoi est-ce que ça peut contribuer à mon entraînement dans la technique para-ion ?
— Plus que tu ne le penses. Tu es mon élève vedette, alors tâche de briller un peu. Tu vas répéter le dernier exercice mais dans la moitié du temps.
— Vous êtes folle ! C’est impossible. Surtout avec cette combinaison !
— Tu le feras tout de même » fit-elle, le regard très menaçant. Autrement, je devrai peut-être porter mes attentions ailleurs, mon Amant. »
Elle regarda autour d’elle, saisit la carabine automatique d’un des gardes et la braqua sur Dam.
« Maintenant va ! »
Sachant, même avant de commencer, que c’était sans espoir, Dam fit une tentative. Il n’avait pas la moindre chance de réussir. Pour faire le saut entre les deux tours de béton, il ne pouvait prendre suffisamment d’élan pour franchir l’intervalle. Il plongea entre les tours dans une chute qui l’aurait tué s’il n’avait eu son identité para-ion, mais même dans son état ionique il fut durement secoué et étourdi.
Alors qu’il se remettait, il entendit une sorte de grondement amical et, en se tournant, il vit Absolue qui marchait sur lui, la carabine en main et une hideuse détermination dans les yeux. Dam ouvrait la bouche pour parler, quand elle lui tira à bout portant en pleine poitrine. Bouche bée, stupéfait, il entendit la balle ricocher derrière lui contre la base de la tour d’entraînement et comprit qu’elle avait dû le traverser de part en part ; pourtant, il ne ressentait aucune douleur, aucune sensation de blessure.
Les yeux plissés, animée de cette passion que Dam lui avait vue lors de son premier passage dans le para-formateur, Absolue régla la carabine en tir automatique et vida entièrement le chargeur sur lui, d’une manière qui aurait dû le couper en morceaux. Ce fut seulement lorsque la dernière balle eut jailli du canon qu’elle reposa son arme et se permit un sourire triomphant.
« Ah ! Ça m’a fait un bien énorme. Qu’est-ce que ça t’a fait, Amant ? »
Dam laissa échapper un juron et se retourna pour examiner la base de la tour, ébréchée et criblée par les impacts de projectiles à haute vélocité. Quant à lui, il n’éprouvait rien de particulier, mais il devait se rendre à l’évidence : toutes les balles du chargeur lui étaient passées à travers le corps.
« Le transitif, dit Absolue. Au-dessus d’un certain seuil de vélocité, des projectiles peuvent traverser un corps en état para-ion sans perturber l’intégrité de l’information contenue dans la carapace d’énergie. Ainsi, tu dois pouvoir survivre à un tir d’armes à feu et même à une proche explosion. Dans ce cas, ce sont les débris plus lents qui représentent le plus de danger. Et même là, tu conserves un avantage – douloureux, je te l’accorde – en ce sens que, si la carapace énergétique demeure intacte, elle peut résister à une déformation considérable avant de devenir incapable de préserver l’équivalent de vie qu’elle contient.
— Expliquez-moi ça.
— En un mot, tu pourrais être écrasé vivant à un degré incroyable et garder néanmoins une bonne chance de survie. Naturellement, l’équivalent de ton corps ressentirait tous les effets normaux de la blessure jusqu’à ce que la configuration de la carapace originale soit rétablie, mais c’est peu payer une sorte de quasi-immortalité.
— Ou le privilège de mourir plus d’une fois ? »
Elle le fixa du regard en plein visage, et ses yeux lui dirent quelque chose de profond mais d’indéfinissable, puis elle tourna les talons et s’éloigna en faisant signe au reste du groupe de se reformer en arc de cercle. Comprenant qu’une autre démonstration allait avoir lieu, Dam resta où il était, en essayant encore de se faire à l’idée qu’il avait été criblé de balles et n’en était pas mort. Il n’avait aucun désir de participer davantage à de nouvelles révélations sur les possibilités de l’état para-ion.
Cependant, lorsque quelque chose explosa près du sommet d’une des tours d’entraînement, Dam s’aperçut qu’il participait déjà à la démonstration suivante. Rassemblant toutes ses capacités para-ion, il tenta de s’écarter d’un bond, mais la tour se fragmenta en gros blocs précalculés qui tombèrent sur lui et autour de lui, le clouant au sol et l’écrasant sans merci. Comme l’avait prédit Absolue, son corps équivalent-ion ressentit tous les effets des blessures, exactement comme l’aurait fait son corps réel, jusqu’à ce qu’une inconscience miséricordieuse intervienne pour apaiser la sensation de douleur.
Quand il reprit connaissance, il ne souffrait plus du tout, il ne lui restait que le souvenir et la peur éprouvée. Ses camarades, avec des leviers et leurs mains nues, avaient dégagé les décombres de la tour et il était maintenant couché dans un espace libre ; il se croyait mort et se demandait comment il pouvait encore rester conscient. Puis Absolue vint se pencher sur lui, sans la moindre compassion.
« Debout, Amant ! Nous n’accordons pas de journées de repos ici. Tu viens de terminer ton programme d’entraînement jusqu’au stade du combat réel, et dans presque le dixième du temps normal. Je t’ai dit que je ne te jugeais pas selon des normes ordinaires. Alors, demain, je vais te faire commencer quelque chose de nouveau et d’expérimental. »
Dam, qui avait supposé que l’absence de douleur était due à une atteinte des nerfs ou à une piqûre analgésique, fut submergé par une vague d’émotion violente qui se manifesta par une explosion de rage aveugle dès qu’il découvrit qu’il était bien vivant et capable de bouger. Plus à son expression qu’à ses gestes, il devina l’intention d’Absolue et, alors que son pied lui visait les côtes, il se tordit aussi vivement qu’un cobra, lui empoigna la cheville et la déséquilibra. Au lieu de lui décocher un coup de pied, elle tomba sur lui. Il la sentit s’agiter convulsivement et se demanda quelle inimaginable crise de fureur il avait provoquée. Mais quand il la retourna, il s’aperçut qu’elle riait.